L’éloignement des possibles

L’Histoire retient souvent les discours et oublie la véritable vie des gens. La grande nouveauté de la fin du XXème et du début XXIème siècle est qu’il en est dorénavant de même du présent.

Peu de gens au fond sont dans la réelle possibilité d’accéder à ce qui se joue réellement dans le quotidien et la réalité des relations des individus et des groupes, avec les institutions. L’impossibilité d’en avoir une idée un peu générale, la difficulté pour ceux qui le vivent de le faire entendre ou de se donner les moyens de le théoriser et le comprendre, empêche de voir et d’agir sur cette situation.

La contradiction est aujourd’hui poussée à son comble entre les discours invitant à des initiatives sociales et citoyennes, appelant à des réponses et des innovations face aux grandes problématiques sociales qui menacent notre “vivre ensemble”, et la réalité des 1000 empêchements que ces mêmes institutions et ces mêmes acteurs reproduisent au quotidien.

Les priorités données dans les discours aux actions pour la famille, pour l’hébergement d’urgence , la primauté de l’intérêt de l’enfant, et même aujourd’hui pour le développement de la citoyenneté ou la “prévention du fondamentalisme”, aboutissent dans la réalité à toujours plus de difficultés et d’empêchements à agir, à créer, à initier … et à faire.

L’initiative sociale suit une courbe inverse de l’initiative économique; plus cette dernière se libéralise, et plus celle là est pénalisée. Mais elle suit également une courbe inverse avec les discours politiques: plus ceux ci ciblent telle ou telle priorité, plus dans la réalité, les actions dans ce domaine vont devenir impossibles.

Il en est ainsi des discours sur l’importance de la Prévention alors que partout les équipes de prévention sont redéployées, ou liquidées. Et dans le domaine de l’action au soutien de la famille et de la parentalité, malgré les crédits annoncés et les priorités, on réduit à tel point les subventions sur le terrain  que tous les acteurs disparaissent.

Les initiatives associatives abandonnent les unes après les autres, les acteurs jettent l’éponge. Aujourd’hui nous avons atteint le seuil critique de difficultés et de tracasseries administratives, qui empêche toute création de structure ou dispositif social nouveau… qui ne proviendrait pas des acteurs déjà en place. Il y a donc peu de chances que du neuf arrive.

L’étranglement de l’initiative sociale a une explication politique: dorénavant  faute d’ambitions ou de capacités à proposer de réels changements politiques ou économiques, le “Social” est devenu l’espace réservé de la “politique politicienne”. Il sert de bouc émissaire, d’outil de communication avec le peuple, et permet parfois de vagues promesses.

Mais l’étranglement économique est aussi devenu une réalité dont on ne témoigne pas assez. Vous pouvez toujours espérer monter quelque coopérative de production locale avec des pauvres et des précaires ; vous n’arriverez jamais au seuil d’un quelconque équilibre financier possible. Votre kilo de pommes de terre vaut de l’or et ceux qui travaillent avec vous sur ce projet perdent moins de temps à l’acheter à Aldi.

Vous cherchez un terrain pour un centre social innovant? Qui vous apportera … 600 000 euros pour l’acquérir alors que vous n’aurez pas encore envisagé le financement du bâti, des taxes, des impôts et l’incertitude des autorisations nécessaires; le prix d’un camion , d’un loyer, d’une mise aux normes excèdent toute possibilité et personne bien entendu, nulle institution ne le financera jamais.

Curieusement il existe des acteurs dont la mission, la fonction et la responsabilité sont justement de rendre possible ce que l’intérêt public commande.  Mais voici qu’une fois sur le terrain, les mêmes  dispensent toute leur énergie pour éviter que quoi que ce soit se produise: arrêtés, refus d’autorisation, montagnes d’exigences, rappels menaçants à la règlementation, traitement suspicieux de toute initiative qui ne proviendrait pas d’élus ou d’institutionnels.

Il faudra un jour témoigner que les catastrophes sociales , du lien social, qui menacent concrètement notre société et son avenir, ne sont pas le fruit de la fatalité ou des grands cycles économiques ou environnementaux. Ils sont bien le fruit d’une administration négative, d’une culture de l’empêchement et de la confiscation du pouvoir d’agir qui enivre les responsables, les dirigeants.

De tout temps, les puissants ont gêné et bloqué toutes les initiatives et innovations sociales qui n’étaient pas les leurs; mais c’est parce qu’ils voulaient garder pour eux même le pouvoir de bâtir et de construire.

Il s’avère que les puissants d’aujourd’hui sont puissants dans le refus et l’inhibition, mais impuissants pour faire et pour construire. Ils sont la catastrophe qui nous arrive.