La médiation santé par Intermèdes Robinson – par Ruxandra
Dans le cadre de mes activités en tant que médiatrice en santé, j’ai rencontré Béatrice à l’occasion d’un atelier dans le bidonville d’”Antonypole”, juste avant son expulsion.
À peine plus âgée que les enfants présents à l’atelier, elle est venue me voir pour une raison des plus sérieuses : elle était enceinte de 8 mois et n’avait jamais consulté un médecin pour sa grossesse. Béatrice a seize ans. Elle est en France depuis peu et ne parle pas un mot de français. Sa vie a beaucoup changé ces derniers temps, me raconte-t-elle.
Il y a un an, elle habitait avec sa famille en Roumanie et se sentait, la plupart du temps, toujours comme une enfant. Aujourd’hui, elle se retrouve mariée avec un bébé sur le chemin, dans un pays étranger dont elle ne comprend ni la langue ni les coutumes. Elle voudrait bien consulter un médecin pour sa grossesse mais n’a pas de couverture médicale, ni la capacité de prendre un rendez-vous ou de s’orienter en dehors du bidonville (Platz).
Elle me demande alors de lui prendre rendez-vous, enclenchant ainsi le parcours du combattant où chaque demande en cache une autre : pour être suivie par un médecin il lui faut l’A.M.E, mais elle a besoin d’une domiciliation administrative en préalable et ainsi de suite.
Nos déplacements nous ont emmenées à la Croix Rouge, à la rencontre d’assistantes sociales, aux P.M.I, à l’hôpital… Il m’arrivait de penser qu’elle n’aurait jamais demandé de l’aide si elle avait su dans quel cauchemar administratif elle allait s’engager.
Mais les doses quotidiennes d’« il faut, Béatrice », « c’est comme ça en France » et de « c’est pour le bébé, pour que tout se passe bien » ont fini par porter leurs fruits, et son bébé au monde. En ce qui me concerne, j’ai bien tenu mon engagement : tout s’est bien passé.
Tout au long de son hospitalisation, j’étais en permanence au téléphone pour traduire les échanges avec les professionnels de santé et la rassurer pendant l’accouchement. Finalement, j’ai pu profiter d’un moment de soulagement, car la maman et le bébé se portaient à merveille.
Mais le parcours du combattant n’était pas encore terminé. À elle seule, la simple tâche de traduire ne suffisait pas à lever l’immense barrière culturelle qui rendait toute tentative de communication entre Béatrice et le personnel soignant impossible.
À l’issue de l’accouchement, ma mission de médiatrice s’est poursuivie à travers deux objectifs.
D’un côté, je devais expliquer à Béatrice pourquoi elle devait respecter les consignes des médecins, qui allaient à l’encontre de ses convictions superstitieuses léguées par les générations passées. « Ma mère a accouché de tous mes frères et sœurs à la maison, me dit Béatrice, ils ont grandi sans jamais voir un médecin et ils sont tous en bonne santé, pourquoi rester ici autant, entourée par des gens que je comprends pas et qui me comprennent pas ? ». Il fallait donc lui expliquer que les remèdes traditionnels qui ont maintenu la bonne santé de sa famille depuis des générations ne s’appliquent pas en France. Que laisser le bébé pleurer ne va pas « l’aider à renforcer ses poumons », qu’il ne faut pas lui donner du sirop de fenouil dès le premier jour de sa vie et que la rougeur sur son petit visage n’est pas due au « mauvais œil » attiré par les compliments des infirmières.
D’un autre côté, j’ai dû défendre Béatrice en tant que maman auprès des professionnels de santé inquiets. Une maman mineure qui habite dans un camp, qui ne respecte pas les consignes et qui pense savoir mieux que les médecins… N’est-ce pas risqué pour le bébé ? Ces inquiétudes ont donné lieu à une réunion avec le service social de l’hôpital, où la possibilité de signaler une information préoccupante a été soulevée. Les opinions étaient partagées et, comme j’étais la seule qui connaissait la situation de Béatrice, on m’a laissé trancher : est-ce qu’on signale sa situation ou pas ?
C’est une question difficile, qui m’a fait beaucoup réfléchir et à laquelle je n’ai pas encore trouvé de réponse définitive.
Est-ce que je pense qu’un bidonville est le meilleur endroit pour élever un enfant ? Certainement pas. Est-ce que je peux garantir que le bébé sera en sécurité, une fois sur le Platz ? Non plus. La triste vérité est que, si la protection de l’enfant n’est pas saisie et l’enfant grandit dans cet environnement-la, il sera probablement victime des mêmes phénomènes qui affectent toute la communauté : une grande précarité, un faible taux de scolarisation et d’alphabétisation, la menace permanente d’une expulsion et tout un tas de problèmes de santé liées aux conditions de vie.
Est-ce qu’on a le droit d’imposer notre vision sur comment il faut vivre et comment il faut élever ses enfants à une communauté avec une culture et des valeurs très différentes ? Ça, c’est une autre question.
D’un autre côté, si la protection de l’enfant est saisie et on lui enlève le bébé, nous aurons non seulement traumatisé une jeune maman et détruit une famille entière, mais nous l’aurons aussi écartée du système médical à jamais – qu’il s’agisse de sa prochaine grossesse ou d’autres problèmes de santé. Cette crainte par rapport aux médecins, les autorités publiques et les associations s’étendrait au reste du Platz, à qui voudrait l’entendre, engendrant encore plus de méfiance envers le système. Cela ne servirait ni la communauté, ni les institutions publiques. Inutile de creuser plus d’écart là où il faudrait construire des ponts.
Dans cette situation, ma réponse était donc non, saisir la protection de l’enfance susciterait la méfiance de cette communauté en quête d’intégration. La solution, c’est la compréhension et l’accompagnement, non par la force mais par l’écoute et la confiance.
Concernant les inquiétudes liées à l’état de santé du bébé, j’ai pris la responsabilité de continuer à suivre la famille pour m’assurer qu’ils iront bien aux rendez-vous médicaux.
Dans le travail social, on rencontre souvent des situations délicates, qui peuvent donner lieu à des dilemmes éthiques difficiles à trancher. Pour moi, la règle d’or est de toujours garder une vue d’ensemble et de penser à l’effet papillon que chacune de nos actions peuvent provoquer. En traitant des problèmes ponctuels, on s’attaque inévitablement aux problèmes structuraux, comme la discrimination, les à priori, le manque de compréhension des uns envers les autres. En montrant de la confiance et du respect à quelqu’un qui n’a connu que la méfiance et la dérision, on peut briser, petit à petit, l’écart entre « nous » et « eux » et cultiver des rapports plus sains, c’est au cœur des valeurs d’Intermèdes Robinson.