Éducation précaire – VIVRE VITE!

Nous avons appris au contact des familles précaires à repérer, les effets de la précarité dans l’éducation que les enfants reçoivent de leurs parents.

Il n s’agit pas seulement des effets de la précarité en elle-même. Ceux ci sont, bien entendu, patents: tous les enfants souffrent et supportent d’abord la précarité de leurs parents ou de tout le groupe familial; ils subissent même d’une manière particulièrement cruelle cette précarité. Ils souffrent plus particulièrement de l’isolement, du ballottement , de la perte des repères et de l’impossibilité de trouver un ancrage et des repères dans leur environnement. Ce seul fait justifie que l’on se centre en particulier sur l’enfance pour tout travail de lutte contre et dans la Précarité.

Mais ce que reçoivent les enfants, de la part des parents précaires ne se limite pas seulement au partage de la condition que tout  le groupe vit. Il y a quelque chose en plus: une forme d’intentionnalité éducative; une action volontaire; un effort continu et conscient de la part des prents pour façonner la vie des enfants , en fonction de leurs préoccupations , principales. Ainsi la précarité des enfants, ce n’est pas seulement la précarité subie parmi le groupe, mais aussi un ensemble de préoccupations éducatives parentales, qui redoublent cette précarité et qui impactent considérablement le développement, la situation et l’avenir des enfants.

La première cause à tout cela est bien naturelle. La plupart des parents précaires ont comme préoccupation principale leurs propres enfants. Cependant , dans une situation où ils sont eux même, isolés, coupés du fonctionnement du monde, privés d’influences externes, leurs soucis éducatifs sont fortement déterminés et faussés par leur situation.  Et c’est d’abord une éducation « de et par la peur », qu’ils donnent facilement à leurs enfants: peur de l’environnement, peur des autres, des inconnus, peur du propre monde, où on a  amené son enfant et dans lequel on est contraint de vivre.

La situation des parents précaires est par ailleurs paradoxale; ils ont souvent une moins bonne connaissance et compréhension de leur environnement, que leurs propres enfants. Ces derniers comprennent mieux les exigences, les usages, les fonctionnements des institutions qu’eux mêmes. Et c’est dans cette situation de dépendance inversée que les parents déploient un souci éducatif, nourri par leur propre peur face à l’impossibilité pour eux,  de contrôler ou de comprendre tout ce que leurs enfants peuvent ou pourraient vivre à l’extérieur.

L’Éducation précaire est avant tout une éducation négative. Faute de pouvoir apporter à leurs enfants des expériences qu’ils maîtrisent, les parents ne peuvent plus exercer leur fonction qu’en limitant, rationnant, conditionnant ou interdisant purement et simplement à leurs enfants de bénéficier des ressources qu’ils pourraient trouver par eux mêmes dans leur environnement.

Cette « Education négative » procède quotidiennement d’un renversement insupportable: dans les relations parents / enfants, en situation de précarité, c’est souvent celui qui ne sait pas, qui reprend celui qui sait; souvent celui qui ne peut pas , qui interdit à celui qui peut de faire; celui celui qui ne comprend pas, qui impose ses idées ou ses principes.

Il existe ainsi un véritable « Style éducatif négatif », lié à la précarité des familles, que les acteurs sociaux engagés auprès d’elles connaissent bien. Ce style est caractérisé par l’importance des tentatives d’évitement, de limitations ou d’interdictions, même dans des proportions ou des domaines invraisemblables ou en dépit du bon sens.

Par ailleurs l’enfant précaire est fréquemment privé par ses parents de toute information ou communication importante sur ce qui le concerne.

A l’enfant précaire, le parent ou les parents ne disent rien des décisions importantes; souvent par crainte  de devoir faire face à la contradiction ou à la rébellion de l’enfant. Ce n’est qu’au dernier moment que celui-ci découvre que ce qui était convenu, planifié, et bien souvent promis, n’aura finalement pas lieu. A la place on imposera des démarches incessantes, un déménagement inopiné, un déplacement soudain, … en bref, tout ce qui pourra battre en brèche ce qui était prévu, souhaité et attendu

Tous les plans de l’enfant, tout ce qu’il tente de se constituer comme repères, dans la gestion et la prévision de son temps, est ainsi perpétuellement attaqué par une sorte de  fatalité des décisions soudaines intempestives et incompréhensibles, pour lui, par ses parents, qui contrarient tous ses plans.

Dans des cas plus graves, nous avons observé également la pratique du « Mensonge parental », quand celui ci paraît plus commode au parent isolé pour obtenir de la bonne volonté de la part de son enfant. On lui promet qu’on acceptera qu’il articipe à tel voyage ou activité, que l’on accepte son départ, ou bien on lui annonce des vacances l’été prochain … et rien de tout cela n’aura lieu.

Cette éducation négative doit être comprise dans son cadre particulier et contre-naturel où les relations de dépendance et de compréhension du monde ont été inversées entre parents et enfants. C’est bien dans ce cadre,qui est anormal,que le parent, pris de peur, « triche« , ou use continuellement de la force et de l’autoritarisme.

Alice Miller nous a mis en garde déjà, il y a bien longtemps, sur le fait que les pires violences sont bien souvent les « violences éducatives », car celles si se parent d’intentions qui égarent les enfants et les désarment. N’est ce pas « pour leur bien »?

Pour les acteurs sociaux, engagés auprès des enfants, la prise en compte de cette « éducation précaire » est un perpétuel jeu d’équilibre à trouver, entre la nécessité de garder le lien avec les parents, les familles, et la possibilité de venir concrètement en aide aux enfants eux mêmes.

Cet équilibre, bien précaire lui aussi, est bien  souvent insuffisant pour empêcher des souffrances, ou contrecarrer la reproduction de destins.

En particulier la principale conséquence de ce type d’éducation, reçu par l’enfant lui même, est l’enfermement, dans lequel le parent arrive trop souvent à entraîner son enfant avec lui.  A force de couper court à toutes ses tentatives de lien avec le monde extérieur, l’enfant « abandonne » ou plus précisément il « s’abandonne » lui même. Il se replie sur une forme de « réalisme » froid. Il finit par accepter cette vie, au prix de renoncer souvent à tout ce qui en lui était source de vie, de désirs et  d’énergie.

Nous voyons si souvent ces enfants pétillants, devenir des adolescents tristes et ternes, qui répètent sans conviction, le discours et les interdits parentaux, comme s’ils se transformaient en machines.

Tels des prisonniers, ils ne font plus que compter les jours qui les mèneront enfin au terme de leur enfance. Ils ont acquis un comportement de prisonniers, des habitudes de détenus. Ils se sédentarisent, et bien souvent n’y parviennent, qu’en sur-investissant des vies imaginaires, via leurs écrans. Ils n’apprennent plus et ne peuvent plus apprendre car ils se sont coupés des expériences concrètes du monde et des autres.

Le risque est alors grand qu’ils se précipitent au plus tôt dans une vie d’adultes prématurée, non préparée et sans soutien qui les plongera à leur tour dans la précarité adulte, voire parentale.

Comment agir dans les courts instants où il fait encore jour? Comment les acteurs sociaux peuvent ils s’emparer des brefs moments où il semble encore qu’il y ait comme du possible? Comment vivre vite, éduquer vite, semer des graines à tout vent , avec des enfants qui ont été privés de temps?

Korczak avait raison,  qui proposait une pédagogie des moments pour ceux à qui l’avenir ne promet rien. Il faudrait alors que ces moments soient des concentrés de vie, des bulles qui n’attendent plus tard que d’éclater.

« Vivre vite! ».